PÔLE POSITION 1985
PÔLE POSITION 1985
Gérard Georges LEMAIRE
DIX 10 A L’ASSAUT DU MARCHE DE L’ART
Ils se font appeler Roma‑Napoli et J.J. Dow Jones. Ils aiment la provocation. Leur humour et leur insolence n’épargnent mêmepas les sanctuaires de l’art moderne…
La “mythéodoIogie” de l’art moderne repose pour une large part sur le désir de rébellion “désir prométhéen” et sur une dynamique iconoclaste. Les Nazaréens allemands ont abandonné l’Académie des Beaux‑Arts pour étudier la peinture de la Renaissance italienne à Rome, tentant d’associer leur art à une vie monastique inspirée de Piero della Francesca. Les Préraphaélites anglais se sont insurgés contre la toute puissante Royal Academy et ont démontré qu’un air nouveau pouvait se développer en suivant d’autres principes. L’impressionnisme s’est affirmé par la création du « Salon des refusés ». Avec le cubisme, Dada et Marcel Duchamp, l’art moderne n’est plus seulement mu par un esprit anti‑conformiste. mais par la nécessite du scandale, signe révélateur d’une profonde et radicale mutation esthétique.
La mise en place du système des galeries d’art contemporain et la fondation de son corollaire obligé, le musée d’Art Moderne ont établies des structures institutionnelles garantissant la validité du marché de l’œuvre de l’art à l’échelle du monde occidental. La dimension critique de la création artistique, dans l’optique des néo‑avant-gardes s’est bien fort accommodée des structures qui lui fournissait l’establishment.
La toute nouvelle génération d’artistes français regroupés sous la bannière de la figuration libre, est bien née d’une rupture. Mais ils ont tourné le dos à leur maître. Le plus souvent des protagonistes d’un art ésotérique. Ils ne sont rebellés ni contre le nouvel académisme abstrait ni contre la formidable machine idéologique que représentent musées et galeries Au contraire, ils se sont empressés de faire le siège des principales galeries qui à leur tours se sont empressées de leur offrir leurs cimaises. En sorte que ce qui pouvait apparaître comme I’émergence de la prétendue culture basse, celle des bandes dessinées, de médias, de la publicité, du graffiti etc.., a immédiatement obtenu la reconnaissance des représentants attitrés de la prétendue “culture haute” Le succès considérable du graffiti art américain, qui a créé autours de lui un phénomène de mode rarement observé depuis le pop art n’a tait que confirmer la vitalité et la remarquable faculté d’adaptation du réseau mercantile régissant le monde de I’art.
Les jeunes peintres du groupe du DIX 10 sont partis d’une constatation relativement simple: Ce n’est ni le style ni la forme ni même le contenu de I’oeuvre qui importe mais sa circulation économique et sa situation dans un contexte de marché.
Ils se sont donc employés à produire des tableaux dans une perspective qui pourrait gripper (métaphoriquement) les engrenages parfaits du système boursier qui fait exister les artistes et les oeuvres.
Mais loin d’eux l’idée d’une dénonciation politique ou de l’application d’une philosophie négative. Ils se Sont jusqu’ ici contentés d’accentuer des contradictions et de les rendre dérisoires ou pathétiques. Leur premier mouvement a été de pratiquer une surproduction d’oeuvres (voir pôle position 1982). Ils ont réalisés plus de quatre mille oeuvres en quatre mois. Ils ont ensuite décidé de vendre ces peintures non en fonction d’une valeur hypothétique fournie par une série de paramètres, fruit d’un consensus général entre les marchands, les artistes, les collectionneurs et les institutions culturelles, mais en considérant le prix de l’objet représenté. C’est ainsi qu’ils ont été conduits à inventer “le premier supermarché de l’art” , où le visiteur pouvait remplir son panier de différents biens de consommation, « la galerie » devenant une représentation ironique de sa réalité spéculative.
Le groupe « Dix 10 » s’est ainsi donné pour objectif de figurer les mécanisme du marché de l’art, métamorphosant les galeries ou les lieux publics qui se prêtaient au jeu en de vulgaires boutiques. parfois dotées de tiroirs caisse et de distributeurs automatiques. L’une à Nice est devenue un magasin de fleurs, une autre à Milan, un magasin de tapis.
Depuis peu, « Dix 10 » est conscient d’être lui‑même enfermé dans les propres contradictions qu’il comptait tourner en ridicule. Ces jeunes rebelles ont vendu les mèches de cheveux de Léonard de Vinci, alignées auprès de son « tombeau », dans une auguste salle du palais Clary de Venise, et entendent vendre l’invendable, c’est‑à‑dire la Joconde.
Il ne fait cependant aucun doute que Roma Napoli et J.J. Dow Jones ne pourront pas poursuivre cette expérience au‑ delà de certaines limites. Ils seraient alors prisonniers de la répétition d’une formule ou pourraient sans aucune difficulté devenir les acteurs eux-mêmes dérisoires, du spectacle jubilant que le marché de l’art s’offre à lui‑même. Mais ils se sont révélés au fil de cette aventure des créateurs plein de ressources et des peintres authentiques. Il leur faudra rentrer dans la grande famille de l’oncle Picsou de l’art contemporain sous peine de disparaître. Mais ils peuvent désormais le faire avec quelques atouts dans leur manche.