OPUS INTERNATIONAL 1985
OPUS INTERNATIONAL 1985
GERARD GEORGES LEMAIRE
Plus faux que nature.
Dix sur dix, c’est la note que se sont donnés deux jeunes artistes français. C’est aussi le nom du groupe qu’ils ont créé. Un pseudo‑groupe, cela s’entend.
Et depuis la création de “DIX 10”, ils ont au fermement l’intention qu’on parle d’eux. lis ont commencé par créer un supermarché de l’art, le premier du genre : le visiteur pouvait circuler dans 4 galeries (marchandes) et s’approvisionner en œuvres d’art comme dans n’importe quelle grande surface. DIX 10 n’écrasait pas les phix du marché de l’art car le tableau était vendu au prix de l’objet représenté. C’est ce qui explique pourquoi le rayon de l’alimentation a été littéralement dévalisé pendant le vemissage, alors que ceux des électroménagers et des jouets étaient quelque peu délaissés. Quelque temps plus tard, ils ont vendu du muguet ‑ pardon, des natures mortes figurant des brins de muguet ‑ le premier mai à Paris, et des bouquets de rose à Nice.
Lassés de la France, ennemie de tout ce qui n’a pas la reconnaissance officielle, même en matière d’avant‑garde, ils se sont installés à Milan. Ils ouvrent un “palais du tapis”. On pouvait y acquérir un tapis et l’emporter immédiatement, roulé sous le bras, non sans avoir marchandé avec l’artiste devant le tiroir‑caisse majestueusement installé sur un vieux bureau, L’exposition n’ayant pas eu le succès commercial escompté, ils organisèrent des super‑soIdes. Invités à participer à une exposition marginale de la Biennale de Venise (L’art des revues), ils dressent un tombeau à Léonard de Vinci et tentent de vendre les mèches de cheveux de l’artiste.
Ils ne s’en tiennent pas là : ils présentent une “œuvre inestimable” (et par conséquent invendable) à Paris, qui n’est autre que !a Joconde, qui décidément aiguise l’esprit malveillant des artistes contemporains. “DIX 10” s’est ainsi placé dans la pure tradition Iconoclaste et irrespectueuse de Marcel Duchamp et de Salvador Dali. Toujours dans la même perspective : à la fois mystificatrice et démystificatrice, nos deux artistes se saisissent de l’affaire des fausses sculptures de Modigiiani qui avait mis en mauvaise posture l’establishment de la critique italienne et lancent une invitation à Milan pour que le public éclairé puisse découvrir leurs “neuf natures mortes originales représentant les oeuvres fausses de Modigliani à Livourne”. Des briques des plus communes Pour y peindre à la hâte le visage contesté de chef‑d’oeuvre attribué à Modigliani.
Ils sont depuis partis à Berlin pour monter un “sex-shop” à la Galerie “Aufbau Abbau”. Et il n’est pas dit qu’ils ne vont pas frapper ailleurs, et vite.
“DIX 10” peut faire songer à un canular. En un certain sens, c’est un canular. Mais ils ont eu le mérite non négligeable de s’en prendre à l’idéologie du marché de l’art, de le tourner en ridicule et d’en montrer la vanité et l’absurdité. En ramenant l’art à une marchandise, la galerie de tableaux à un temple et à une bourse des valeurs, ils ont touché le point sensible de la circulation des objets d’art à notre époque. Mais au‑delà de leur attitude plus proche de celle des Pieds Nickelés que des maîtres de l’art moderne, ils se sont révélés des artistes capables de tirer le meilleur parti de la Figuration Libre. Leurs tapis, par exemple, démontrent clairement leurs qualités authentiques de peintres. Mais ils ne veulent pas être pris au piège du “système”. Ils ont encore tout le temps de faire de l’art.